BEYROUTH, par Anne Ilcinkas | Le 22 octobre 2010
Farah Kobeissy est une blogueuse et une militante des droits de l’homme très active au Liban. Samedi 16 octobre, elle se retrouve à manifester, toute seule, contre les mesures de sécurité qu’elle juge draconiennes et qui l’empêchent d’entrer dans le camp palestinien de Nahr el Bared voir un ami. Elle est arrêtée par les services de renseignement et conduite en prison. Pendant ce temps, la nouvelle se diffuse sur les medias sociaux et les blogs du pays. Récit de son « expérience ».

Farah Kobeissy est de tous les combats, de toutes les causes. Elle soutient les droits des travailleurs migrants, lutte pour l’amélioration des conditions de vie des Palestiniens, organise la solidarité avec des travailleurs licenciés, revendique le droit des femmes libanaises à transmettre leur nationalité.

Mais ce samedi 16 octobre 2010, c’est elle-même qui a été l'objet de la mobilisation de ses compagnons défenseurs des droits de l’homme. La nouvelle s’est répandue comme une trainée de poudre dans la blogosphère et les réseaux sociaux militants : "Farah est emprisonnée." Son crime : avoir osé protester dans la rue contre la politique sécuritaire menée par l’armée libanaise vis-à-vis du camp de réfugiés palestiniens de Nahr el Bared, situé au nord du pays.

Le camp de réfugiés palestiniens de Nahr el Bared a été le théâtre d’affrontements entre l’armée libanaise et un groupuscule islamiste encore obscur, le Fateh al Islam, de mai à septembre 2007. Plus de 50 civils, et aussi de nombreux soldats libanais, sont tués lors des combats. Le camp est détruit à 95%. La reconstruction se fait encore attendre. Les réfugiés palestiniens vivent dans un « nouveau camp » situé à côté de « l’ancien ». Et des mesures de sécurité drastiques leur sont imposées.

Ce samedi, donc, Farah a quelques heures à tuer: le rendez vous qui a amené dans le Akkar cette jeune beyrouthine de 23 ans, étudiante en sciences politiques, est reporté de quelques heures. Farah décide en attendant de rendre visite à un ami qui habite le camp palestinien de Nahr el Bared, tout proche. Il est 11h30.


reportage
"Ce serait mieux pour lui qu'il soit malade"
Mais arrivée au bureau des services secrets militaires à qui elle doit montrer ses papiers, on lui interdit l’accès au camp. « Je n’avais pas ma carte d’identité sur moi, mais l’extrait d’état civil, qui m’a permis d’entrer des dizaines de fois dans le camp. On m’a dit qu’il y avait une nouvelle mesure de sécurité, et que ce document ne suffisait plus, alors qu’il est reconnu par toutes les administrations, les ministères du pays. Nahr el Bared est une exception. » Farah tente alors directement sa chance auprès des militaires qui gardent l’entrée du camp et contrôlent les visiteurs, et les Palestiniens résidents. Même réponse. Ce sont de nouveaux ordres qui viennent de la hiérarchie.

La jeune femme regagne sa voiture, énervée face « à cet obstacle qui entrave sa liberté de circuler ». Elle décide d’agir, « si je ne fais rien, je serai frustrée. » Elle se rend dans la librairie en face, achète de quoi fabriquer une pancarte de forture, sur laquelle elle écrit en grosses lettres « Non aux permis humiliants à Nahr el Bared ! » et s’assoit, seule, en face du checkpoint.

La réaction ne tarde pas. On ne critique pas les procédures d’obtention de permis impunément. Un agent des renseignements en civil tente de lui arracher la pancarte. Farah refuse et revendique son droit d’expression. Elle n’accepte de se lever et de le suivre que contre la promesse d’obtenir l’autorisation d’un supérieur d’entrer dans le camp.

Mais c'est à la prison Al-Qobbeh, à 25 minutes en voiture du camp, qu'il l'emmène, pour qu'elle y soit interrogée par les services de renseignements. Avant d'entrer dans l'établissement, elle a le temps de prévenir via son téléphone portable un ami activiste, qui relaie aussitôt l’information sur les réseaux sociaux. Une fois à l'intérieur, elle n'a droit ni à un avocat, ni à passer un coup de téléphone. Mais bizarrement, personne ne lui demande de remettre son cellulaire. Un peu plus tard, elle demande l’autorisation d’aller aux toilettes et en profite pour envoyer un sms confirmant son arrestation.

Les interrogatoires se succèdent. A chaque fois les mêmes questions. Sur sa famille, ses orientations politiques, sa religion… Elle entend un homme implorer Dieu dans la pièce à côté. Et demande s’il est malade. « Ce serait mieux pour lui qu’il soit malade. Il est attaché comme un mouton » lui répond on. Farah ne se démonte pas, convaincue d’être dans son bon droit, de n’avoir violé aucune loi. Mais ca ne plait pas. « Je ne savais pas qui rentrait dans la pièce, qui en sortait. Ils ne se présentaient pas. Ils étaient tous en civil. Je suis restée très calme. »

Exaspéré par son aplomb, un gradé s’énerve et ordonne que Farah soit transférée à la prison de la police militaire. Il est 16h30.
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"C’est pour que tu apprennes"
Sur le trajet vers la prison de la police militaire, Farah n’est pas seule dans le fourgon. Deux hommes l’accompagnent, les mains menottées, accusés d’avoir fomenté avec elle la manifestation. Farah le nie, « Ils ne sont pas impliqués. J’ai agi toute seule, et de manière spontanée. Je ne les connais pas » explique-t-elle à ses gardes. Et en effet: elle apprend un peu plus tard qu'il s’agit d’un passant libanais qui a pris de loin Farah et sa pancarte en photo avec son téléphone, et un Palestinien qui travaille à l’entrée du . «Leur seul crime : s’être arrêtés pour me regarder» regrette Farah, «je me sentais mal de les voir impliqués dans cette histoire pour rien.»

Les interrogatoires continuent, les signatures de déposition aussi. Le procureur général décide de relâcher les deux hommes arrêtés, faute de preuves… et de retenir Farah jusqu'à minuit. La jeune femme a alors l'autorisation d'appeler sa mère. Il est 20h.

A minuit, Farah est libérée. «J’ai été arrêtée, détenue pendant 13 heures. On m’a dit que je devrais peut être passer devant un tribunal militaire. Mais jusqu'à maintenant, je ne sais toujours pas quelle loi j’ai violée, sur quelles bases se fondent leurs accusations» témoigne la jeune femme. Un officier de la police lui aurait dit : «Nous n’avons rien contre toi, c’est juste pour te faire apprendre.» Apprendre à ne pas tenter d’attirer l’attention du public et des medias sur la situation de Nahr el Bared?

Ismael Cheikh Hassan avait lui aussi critiqué dans le quotidien As-safir les mesures de sécurité prises par l’armée à Nahr el Bared, les accusant de constituer un obstacle au processus de reconstruction du camp. Il a lui aussi été arrêté, et détenu pendant trois jours.

Pour Farah, il s’agit d’une politique d’intimidation. « Moi, j’ai des relations, je connais des activistes, des journalistes. Je suis libanaise. Mais imaginez ce qui se passe avec les Palestiniens, qui ne sont pas connectés à internet, qui ne disposent d’aucun soutien. Ils subissent l’arbitraire silencieux au quotidien » souligne Farah. « Lorsque tu connais tes droits, tu es plus fort. Tu ne te laisses pas intimider facilement et eux sont plus prudents dans leur façon de te traiter. »

Mais dans un pays confessionnalisé comme le Liban, l’armée libanaise est perçue comme garante de l’unité du pays face aux divisions sectaires, face au terrorisme, comme ce fut le cas à Nahr el Bared. Et beaucoup se gardent de la critiquer.


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